Samedi 19 mai, à l’occasion des Journées européennes des moulins, nous avons rendu visite à Séverine et Benoit, meuniers au Moulin de Cherain. Nous souhaitions recueillir leurs témoignages de meuniers, discuter avec eux de l’avenir des moulins et des possibilités de renforcer le secteur de la meunerie en Wallonie… Cet article est issu de ces échanges et (largement) complété par les extraits d’une interview récente des meuniers réalisée par Jurg Schüpisser et Christine Piron – extrait de la revue Valériane 122.
L’activité des moulins abandonnée… puis remise sur pieds !
Le moulin de Cherain est un monument historique. Les plus anciennes traces remontent à 1564. Il était autrefois un moulin banal des seigneurs de Houffalize. Les habitants étaient obligés d’y moudre leur grain, tout comme dans d’autres villages de la région. Le moulin est resté actif jusque 1971 mais les derniers meuniers ne travaillaient plus de grain pour l’alimentation humaine. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la culture des céréales a connu un déclin important. En effet, le développement du commerce et des transports a permis à des céréales moins chères, venues de régions plus propices à la culture, d’inonder le marché ardennais. De nombreuses terres arables ont été remises en prairies et la plupart des cultures subsistantes servent à nourrir le bétail.
Néanmoins, un retour vers une alimentation locale et vers la valorisation alimentaire des céréales s’opère peu à peu, et des initiatives telles que celle de Périple en la Demeure à Limerlé permettent de redévelopper une activité meunière dans la région.
L’histoire de la remise en route du moulin
« Jusqu’il y a six ans, nous allions chercher nos farines à gauche et à droite. Puis nous avons rencontré l’ambiance et le savoir-faire d’Odon Dethise, au Moulin d’Odeigne ! Nous y sommes allés pendant deux ou trois ans. Depuis lors, un moulin s’est installé dans nos têtes, dans nos coeurs, dans le pain. Je m’y plaisais beaucoup. Puis, un jour, par hasard, nous sommes passés à Cherain, sur l’Ourthe, pour placer quelques affiches de concert. Je me rends alors compte qu’il y a là un moulin fermé, abandonné. Un moulin qui ne tourne pas ! Nous savions cependant que la petite maison attenante était occupée l’été par une certaine madame Monique. Or voilà qu’elle vient au concert à Limerlé ! Le hasard fait bien les choses. Nous lui demandons si elle serait d’accord que nous remettions le moulin en état de moudre. Elle est immédiatement partante. Nous sommes allés manger, avec elle, au moulin pour parler concret. Et tout s’est très vite mis en place. Deux mois plus tard, nous entamons les travaux : la voie d’eau, le bief, le canal. Nous nous rendons progressivement compte de l’état du moulin car nous n’y connaissions rien. Pourtant, un an plus tard c’est l’inauguration ! Et, depuis septembre 2012, le moulin tourne un jour par semaine. Aujourd’hui c’est deux ».
“Il n’avait plus tourné depuis quarante ans, poursuit Séverine. Et les deux ou trois derniers meuniers ne faisaient plus de farine à pain. Sur le déclin, sous-exploité, le moulin ne tournait plus que pour le bétail. Avant de s’arrêter… C’est donc une authentique renaissance.” Sévérine la meunière affiche alors un large sourire de bonheur et de fierté partagés… “Mais sans transmission du savoir, rien n’est possible et, à défaut d’école de meunerie, nous sommes allés à Odeigne, poser nos questions à Odon qui cherchait déjà à remettre son moulin… Nous, nous n’avions pas les moyens de l’acquérir. Et, en plus, c’était déjà trop éloigné de Limerlé.” A Cherain, le moulin est simplement prêté, même si tous les travaux de remise en état sont à charge de Périple en la Demeure. Madame Monique, propriétaire très attentive à la sauvegarde de son patrimoine, y trouve la satisfaction de voir tourner son moulin quand elle y revient le jeudi. Elle avait bien pris soin, pour que rien ne se perde, de réparer la toiture et de ne pas toucher à la machinerie, même si elle avait abandonné, semble-t-il, toute prétention de le faire tourner… “Les multiples capacités de bricoleur tous azimuts de Benoît, ajoute Séverine, en décidèrent autrement. J’aime dire que ce qui nous mène là-bas, comme tout ceux qui reprennent un moulin pour travailler comme il y a cent, voire même cinq cents ans, c’est notre rapport au monde. Nous préférons voir tourner une roue a aube plutôt qu’un moteur électrique ou diesel. Nous aimons l’utiliser à son rythme “naturel” – celui de l’eau – et développer son intelligence propre. De tels outils sont, à la fois, efficaces et poétiques. Trop beaux, en tout cas, pour être laissés en ruine… Et cela, même s’il y avait du boulot pour une année entière ! Car il a fallu refaire toutes les boiseries et les planchers, la cheminée et les élévateurs, racheter les godets, remplacer les dents en bois dans la transmission, complètement rhabiller de soie la bluterie restée squelettique, dégripper toute la mécanique… La roue à aube reposait dans un demi-mètre de boue qu’il a fallu vider pour constater, enfin, que les dentelles de rouilles étaient impossibles à souder. La roue fut réparée vaille que vaille et elle tourne comme elle est… Et il y a le canal d’alimentation en eau, long d’un kilomètre, dont vingt mètres sous tunnel ont dû être entièrement nettoyés à quatre pattes ! Et nous avons remplacé toutes les vannes…Mais tout refaire nous a permis de bien comprendre le fonctionnement du moulin. C’était la plus belle école possible… ».
Qualité de la farine et économie locale
Le moulin travaille des céréales locales, la plupart cultivées biologiquement. Ce n’est pas forcément un choix dicté par les meuniers : ce sont naturellement les producteurs plus alternatifs dans leur manière de cultiver qui demandent à travailler avec le moulin, même s’il n’est pas, à ce jour, certifié bio.
« Aussi imparfaite qu’elle soit, elle est différente de celle du commerce. Nous offrons une farine vivante, issue de grains pas toujours équivalents d’une année à l’autre. Dès les premières années d’expérimentation, nous avons été suivis et soutenus. Le moulin moud au fur et à mesure de la demande, toutes les semaines, car stocker de la farine n’a pas de sens. Le pain est façonné, avec cette farine-là, à la boulangerie Le jour du pain, à Heyd, qui est notre client régulier et conséquent. Un boulanger situé à Petit Thier s’approvisionne aussi au moulin. Ceci me permet de dégager un modeste revenu… Et Benoit, qui est enseignant à mi-temps, vient ici le jeudi, pour être à deux. A Limerlé (au sein de Périple en la demeure ndlr), le moulin a du sens au sein de l’ensemble de nos projets. Nous sommes quinze consommateurs de farine à y vivre, et notre farine est proposée sur le marché fermier… ».
Le moulin est un outil d’économie locale, il permet en effet de valoriser des céréales cultivées localement, alimente des consommateurs et des boulangers locaux, permet aux agriculteurs de récupérer leur propre farine ce qui n’est pas possible avec un moulin de grande capacité.
Un approvisionnement en céréales diversifiées
« L’épeautre, le seigle et le froment sont cultivés et stockés pour nous, en quantités convenues, par des amis paysans de Cherain et des alentours. Parmi ces céréales, il y a du blé traditionnel, un blé population composé d’une cinquantaine de variétés évoluant d’année en année. C’est notre manière de maintenir la biodiversité. Nous allons voir comment ces variétés vont se comporter ici en Haute-Ardennes, à cinq cents mètres d’altitude, avec un sol pauvre, plutôt une terre d’épeautre. Marc Vanoverschelde, de la Ferme du Hayon, nous a fourni les semences d’origine. Avec Bastien Wilmotte, ici à Cherain, nous avons mis deux hectares en culture. Certes, avec des rendements d’une autre époque : nous sommes contents avec vingt quintaux l’hectare. Et, cette année, il y en aura moins… Nous sommes très satisfaits de la “panifiabilité” de nos farines, très goûteuses et tellement singulières…”
Le moulin moud du blé, de l’épeautre, du seigle, mais aussi des petites quantités de sarrasin et a même travaillé du quinoa. Le décorticage de l’épeautre est réalisé grâce à une des meules du moulin. Le moulin travaille entre 80 et 90 kg de grains par heure, lorsque l’eau n’est pas limitante. En effet, contrairement à la plupart des moulins, aucune assistance électrique n’est prévue. En cas de sécheresse prolongée, les meuniers prennent des vacances !
Libres propos de meuniers assis sur un sac
Il a fallu labourer, herser, puis semer et rouler… L’industrie pulvérise en moyenne sept fois : désherbant, régulateurs de croissance, engrais… Elle a choisi la semence qui offre le meilleur rendement, la meilleure résistance aux maladies. Le cultivateur bio – ou qui raisonne, tout simplement – herse à nouveau. Il a opté pour la semence qui donnera le meilleur grain. Pas nécessairement le meilleur gain puisque le rendement, souvent, est inversement proportionnel à la qualité. Entre deux averses, moissonner, trier, souffler, sécher, stocker… Le meunier a basculé le sac sur son dos pour le verser dans la trémie. Les meules ont tourné, les godets élevé, le blutoir tamisé. La farine enfin est ensachée. L’industrie, entre les cylindres aux aspérités adéquates, a broyé à toute vitesse, sans respect pour le germe, et la farine échauffée a été “améliorée”, c’est-à-dire additionnée de conservateurs, gluten, colorants, insecticides, fongicides, accélérateurs de fermentation, rétenteurs d’eau. Le boulanger a chauffé son four, pétri la pâte, façonné les miches, cuit le pain… L’industrie a préféré trimballer une pâte approximative aux quatre coins de l’Europe, congeler, dégeler, cuire en plusieurs fois, recongeler au besoin… Et le consommateur, le voilà un peu désorienté face à ses choix. Ça ne coûte pas très cher de s’empoisonner, et d’enrichir au passage l’industrie médicale et pharmaceutique pour des problèmes d’allergie, de transit, d’obésité… Ça coûte un peu plus cher de permettre au cultivateur honnête, au meunier honnête, au boulanger honnête de nouer les deux bouts. Qu’un seul des paramètres change, de la météo au cours mondial des céréales, du coût de l’énergie aux effets de modes ou de marketing – ah, l’épeautre ! – et le prix du pain, nécessairement, va évoluer sans que ni le cultivateur, ni le meunier, ni le boulanger, n’augmentent leur marge. Cette augmentation se mesure en centimes pour peser, au bout de l’année, le prix, par exemple, d’une consultation chez le médecin, d’un demi-plein d’essence, d’une recharge de téléphone portable, de cinq ou dix paquets de cigarettes – que sais-je ? -, choses dont je peux me passer, et dont la privation, parfois, est bénéfique. Mais le pain, je ne veux pas m’en passer. Je veux qu’il soit passé par la main du cultivateur consciencieux, du meunier précis, du boulanger fier de son travail. Je veux qu’il “tienne” éventuellement plusieurs jours, et tienne aussi dans mon estomac. Je le veux savoureux, consistant et sain. A l’heure qu’il est, j’ai encore le choix. Il y aura toujours du pseudo-pain – même pendant les guerres, il y en avait. Ersatz, on le nommait, lors de la dernière. Ce n’est pas sûr qu’il y aura toujours du vrai pain. Parce qu’il est plus cher, pense-t-on, oubliant qu’il est le résultat d’un processus qui a demandé plus de travail, plus de temps à plus de monde et qu’il est, à bien des égards, le meilleur médicament préventif, et un héritage à sauvegarder pour mieux le partager… Vouloir l’un au prix de l’autre, c’est, à terme, rendre le choix impossible et perdre ce qu’on juge essentiel. Libres propos de meuniers assis sur un sac…
Benoît Toussaint
Lien vers un reportage de RTL filmé lors de la journée