Lors de notre rencontre citoyenne du 19 avril à Ellezelles, nous avons parlé de la filière brassicole. Hélène Louppe (Socopro) et Bruno Godin (CRAW) nous ont donné des pistes pour comprendre pourquoi très peu de céréales locales sont utilisées en malterie. En effet, on importe à présente plus de 99 % des orges brassicoles transformées en Belgique !
L’orge, un constituant majeur de la bière
Le principal ingrédient rentrant dans la fabrication de la bière, outre l’eau, est l’orge brassicole, sous forme de malt. Le malt est une céréale germée et séchée, riche en enzymes. Ces dernières cliveront l’amidon en sucres simples qui seront, lors du brassage, transformés par les levures en alcool. D’autres céréales peuvent être maltées (froment, seigle, sorgho) et les brasseurs peuvent aussi utiliser des céréales à cru.
Quelle orge pour la brasserie ?
L’orge principalement utilisée pour la filière brassicole en Belgique est une orge de printemps à deux rangs. Notons toutefois que dans certains pays comme la France et le Royaume Uni, on utilise aussi d’autres types d’orges comme l’orge d’hiver à six et à deux rangs. Les brasseurs belges ne sont cependant pas demandeurs de ce type d’orge qui, s’il a un rendement plus intéressant, ne donne pas un malt d’aussi bonne qualité à leurs yeux. L’orge qui n’est pas utilisée en brasserie est généralement utilisée en alimentation animale (également appelé l’escourgeon).
La Belgique ne produit quasiment plus d’orge brassicole !
La culture de l’orge brassicole se situe essentiellement en Wallonie (94 % contre 6 % en Flandre). Elle connait un déclin drastique : alors qu’elle occupait 10 % des surfaces emblavées en orge en 2000, elle en représente actuellement moins d’un pourcent. Cette situation est due au manque de revenu qu’elle procure à l’hectare au regard des autres cultures en zone arable. L’orge fourragère présente de meilleurs rendements, demande moins de technicité, et est rétribué à une valeur à peu de choses près équivalente à celle d’une orge brassicole. Par ailleurs, les productions d’orge brassicole sont souvent (un an sur 4 en moyenne) déclassées car elles ne rencontrent pas les critères de qualité pour rentrer dans la filière. Le manque à gagner est important pour les producteurs.
Encart : comparaison des rendements et des revenus
- Orge fourragère : rendement de 9 T/ha, revenu moyen de 140 euros/tonne -> 1.260 euros/ha
- Orge brassicole : rendement de 6,5 T/ha, revenu moyen de 160 euros/tonne -> 1.040 euros/ha
- Risque de déclassement dans 25 % des cas -> revenu moyen de 1.008 euros/ha
99 % d’orge importée
L’orge importée provient essentiellement de France, d’Allemagne, du Danemark et du Royaume Uni. Les deux premiers pays présentent des conditions généralement plus favorables à la récolte. Des variétés plus productives sont utilisées. Au Danemark et au Royaume Uni, le climat n’est pas forcément favorable. Dans ce contexte, les productions en zone arable sont limitées, ce qui maintient l’intérêt pour la culture d’orge brassicole.
Quel prix juste pour l’orge brassicole ?
La principale raison de l’abandon de la culture d’orge brassicole est la trop faible rémunération perçue pour cette céréale par rapport aux autres cultures, y compris l’orge fourragère. Selon les travaux du Collège des producteurs, une juste rétribution de la culture, estimée à 250 euros la tonne payée au producteur (pour l’orge conventionnelle), aurait peu d’impacts sur le prix final de la bière au consommateur : seulement quelques centimes. Cette juste rémunération permettrait de redévelopper la culture en Wallonie.
Tableau : Chaîne de valeurs de la filière brassicole (source : Socopro, chiffres approximatifs)
Bière standard | Bière locale, prix juste | |
Prix au producteur | 160-180 euros/tonne | 250 euros/tonne |
Stockage | 30 euros/tonne | 35 euros/tonne |
Prix rendu malterie | 190 euros/tonne | 285 euros/tonne |
Maltage | 105 euros/tonne | 155 euros/tonne |
Ensachage, transport… | ||
Prix rendu brasserie | 250 à 480 euros/tonne | 600 euros/tonne |
Quels critères de qualité pour l’orge de brasserie à la récolte ?
- Humidité (cibler 14 % / séchage / déclasser au-delà de 18 %) : pour la conservation du grain ainsi que le développement de son potentiel enzymatique lors du maltage et du brassage. Dans certains pays à climat humide, les producteurs réalisent le séchage à la ferme. En Belgique, le séchage est réalisé par les négociants-stockeurs.
- Indice de chute de Hagberg (>220s) : reflète le potentiel de germination et permet d’écarter les grains qui ont déjà entamé le processus de germination.
- Pouvoir germinatif après 5 jours (à évaluer après la levée de la dormance) (> 95%) : garantit une levée efficiente lors du maltage et donc la production des enzymes pour le brassage.
- Pureté variétale (> 93 %) : pour assurer une levée homogène. De manière générale, en France, moins de variétés sont cultivées, ce qui a pour avantage de faciliter la constitution de lots homogènes mais pour inconvénient de limiter le choix du producteur dans la variété la mieux adaptée à son terroir et à l’utilisation pressentie des grains.
- Teneur en protéines (cibler 10-11 % / mini 9 % / maxi 12 %) : pour garantir un bon déroulement du brassage et la qualité de la bière (absence de trouble, quantité de mousse, teneur en alcool).
- Calibre (90 % supérieur au tamis 2,5 mm / 3 % inférieur au tamis 2,2mm) : pour limiter la quantité d’orgettes (grains trop petits qui ne germent pas, ils sont utilisés en alimentation animale) et privilégier la teneur en amidon (faible ratio glume/endosperme).
- Impuretés (inférieure à 0,5 % pour les matières étrangères et graines non-céréales / inférieure à 2 % pour les grains germés et d’autres céréales) : pour éviter les interférences avec le processus de maltage et de brassage.
- Faibles teneurs en fusariose (mycotoxine DON < 1250ug/kg) : ces maladies fongiques peuvent produire des mycotoxines toxiques pour l’homme.
- Autre critère : la taille du lot qui doit être homogène pour la malterie (voir partie 2 sur le maltage).
Facteurs de variabilité de la qualité de l’orge brassicole
La qualité de la récolte varie en fonction :
- Des régions agricoles (sol, climat)
- Des variétés (choix à opérer par le producteur en concertation avec la filière)
- Des conduites culturales (à définir par le producteur)
- Conditions météorologiques de croissance et de récolte
Maintenir la qualité pendant le stockage
La France a une meilleure gestion pour garantir le maintien de la qualité entre le champ et le hangar. Les grains sont stockés à la ferme puis progressivement apportés chez le négociant qui prend le temps de les stocker dans de bonnes conditions et de faire le tri des lots à risque. La moindre contamination ou négligence (mélange accidentel de lots de variétés différentes…) peut déclasser tout un lot. En Belgique, les grains récoltés sont apportés directement au négociant qui doit gérer des arrivées massives sur quelques jours, ce qui accroit les risques d’erreurs au niveau du tri des lots. Le stockage et la logistique, des points à améliorer en Wallonie ?
Redéfinir les curseurs selon le transformateur et la filière
Les critères sont définis pour la pils industrielle mais il est possible de bouger les curseurs des différents critères de qualité pour d’autres types de transformateurs ou de bières. Le CRA-W étudie ces possibilités. Selon Bruno Godin, la teneur en protéines ne devait pas être un critère de déclassement car les producteurs de bières spéciales recherchent parfois de plus hautes teneurs. Les critères sont trop restrictifs, notamment pour une utilisation en brasserie artisanale, en bio et pour des bières spéciales.
Chercher l’homogénéité ou profiter de la variabilité ?
Par ailleurs, si la variabilité de la qualité des grains (entre les années, entre les champs…) est généralement évitée en vue de fournir une matière première constante (y compris le houblon) pour un produit fini constant, l’idée d’accepter, voire de mettre en valeur, cette variabilité a été émise. Peut-on produire des bières millésimées comme le sont des vins ? La bière de la Paix Dieu, uniquement brassée les jours de pleine lune, sont identifiées en fonction de leur mois et année de brassage. En France, un producteur a décliné sa bière en fonction de la localisation de la parcelle de culture. Si elle est peu adéquate pour les brasseries industrielles, cette stratégie peut s’appliquer à des brasseries artisanales. Le consommateur sera-t-il dérangé par ces variations de goût ou sera-t-il, au contraire, séduit par l’originalité de la démarche ?
Est-il possible de produire des orges brassicoles de qualité en Wallonie ?
Le résultat des discussions est : sans doute. Certains avancent qu’on le faisait bien avant, quand la production d’orge brassicole était encore importante en Belgique et alimentait les malteries. Pourquoi ne serait-ce plus possible ? D’autres participants argumentent que certains producteurs déclassent très rarement des lots (témoignage de la Brasserie des Légendes : 14 ans sans déclassement). Peut-être est-il possible d’améliorer la technicité des producteurs via un renforcement de l’encadrement.
Un système de partage des risques ?
Les producteurs sont généralement seuls à supporter les risques de déclassement de leur culture d’orge brassicole lorsque la récolte n’atteint pas les exigences de qualité. Comment ce risque peut-il être géré au niveau de la ferme ou de la filière ?
- Soit le producteur le prévoit dans ses revenus : les bonnes années doivent compenser les mauvaises années, l’agriculteur garde une provision lorsque tout va bien et la dépense en cas de crise. Il doit donc obtenir un juste prix pour ses récoltes.
- Soit le producteur contracte une assurance, mais comment déterminer la cause (climat ou mauvaise gestion de culture) ? Serait-ce plus avantageux que de garder une provision à la ferme ?
- Soit organiser un système de solidarité dans la filière. Par exemple, en France, une année de mauvaises récoltes, les malteurs et les brasseurs ont travaillé l’orge différemment pour pouvoir produire des bières de qualité comparable, mais ça a augmenté leurs coûts de transformation. Note : il faut voir si les acteurs sont prêts à adapter leur protocole de transformation (peu probable) et s’ils en sont capables techniquement (// automatisation).
- Soit un système de solidarité dans la filière non lié à la production : les partenaires participent financièrement à dédommager l’agriculteur sujet au déclassement et s’approvisionnent ailleurs pour maintenir une qualité suffisante pour une transformation optimale du point de vue de la qualité et de la performance économique. Ce système parait mieux correspondre au fait que la qualité peut être très variable localement, donc permet de travailler à plus grande échelle géographique. Finalement, tout dépend aussi de la répartition géographique des malteries ! Cette possibilité nécessite une filière soudée, en coopérative, avec un cadre clair.
- Autres possibilités ?
A suivre…
Partie 2 sur la malterie